Accueil / Textes /
Poèmes Personnels

 

 

 

Le Strapontin 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

Voyez-vous ...
C'est un vrai théâtre
Des loges un parterre des galeries des feux de rampe et puis
des herses un trou de souffle des pendrions
Un vrai théâtre en France
(prononcer le nom de sa ville c'est déjà pleurer de mémoire ...)

... en France c'est un théâtre à l'italienne
au plafond est peint Apollon
charmant le sourire aux lèvres.


Voyez-vous ...
Je suis entré là mon havresac empli des mots de cinquante morts
des poètes criblés de balles étendus sur le ventre
devant les fauteuils rouges j'ai tout jeté sur scène
les comédiens sont arrivés
des hommes ont cloué des châlits
et demain ils vont jouer
la guerre
 

Je me suis installé au premier
au strapontin 1019 bis
(je n'ai pas trouvé le 1418 ter)
Il m'a semblé humble
est-ce que je le mérite ?
Cela fait donc deux jours que sur les planches il apprennent
à se battre tels des hommes
J'ai branché une cassette dans mes oreilles pour écouter Callas
Besoin de la mort chantée par une femme !
 

Je songe à celle qui vend du rêve
à la caisse et qui lave aussi le théâtre
l'épongeuse des pleurs demeurés
la balayeuse des états d'âme
l'arpenteuse de la salle toute vide
la tourne en rond de la nuitée
qui balbutie des mots d'azur
entre les fauteuils de pourpre
une serpillière dans ses mains blanches
 

Madame Madeleine oui c'est son nom
comme la femme de Magdalah qui séchait la sueur de Jésus
un peu pour elle ces souvenirs
en mémoire de toutes ses peines
dans son théâtre à l'italienne
quand tous les autres sont partis
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je suis assis sur le strapontin 1019 bis
et je regarde votre loge messieurs les maires
songeant aux Césars dans l'arène
à Barabbas à Spartacus aux gladiateurs
et puis aux lions !
- Qui t'a fait roi ?
(c'est un acteur qui parle)
L'Empereur a mis le pouce en bas -pollice verso-
- C'était un beau combat !
Le lieutenant Péguy rêve aux blés de la Beauce et tombe devant Paris.
On applaudit. Et le képi de Foch vole dans la galerie.
Les yeux bleus de Pétain brillent aux projecteurs
la moustache de Joffre a pris feu
- Feuer !
Au premier rang le kaiser boit de la quetsche à la bouteille.
Un paquet d'hommes en sueur sont perdus dans la boue marmites et trous d'obus bidons gamelles cambuse ...
- Recommencez !
C'est rien : c'est du théâtre !
 

J'entends Callas chanter "Casta Diva"
 

La scène s'éclaire et tout se tait
Madame Madeleine referme la porte de ma loge
j'y ai fait entrer une petite fille qui n'a jamais vu de théâtre
elle a des yeux couleurs de Lorraine
La scène s'éclaire d'où vont sortir des morts que j'ai ramenés là
c'est leur dernier voyage
qu'on les laisse dormir
leurs frères d'arme ont cent ans
quelques uns dans la salle rêvent à leur berceau à leur maman !
Comme elle va vite la vie
Comme elle vient vite la mort.
Déjà ça fume et ça tonne sur scène !
J'entends de vieux cœurs battre
je vois un jeune sourire près de moi quand commença
LA BATAILLE DE VERDUN.

 

 

 

 

 

 

 

 

Je lorgne un peu de biais vers un strapontin clos
et je songe à l'offrir au môme de l'Assistance
tombé voici longtemps dans la "Grande Illusion".
Il disait étendu sur son champ de douleur
- Vous direz que je suis perdu dans un grand champ de bataille
comme un jour on m'a trouvé dans la rue ...
(Toutes mes nuits de travail, gamin, je te les offre
ne serait-ce qu'à cause de mon nom).
 

Fini
la salle est vide
les acteurs vont souper les autres vont dormir
la petite fille ses rêves
les soldats leur silence
les morts leur pieux oubli
Madeleine son théâtre
et moi un matricule :
1019 bis.
 

Verdun Juin 86 - Paris Mai 87