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Sculptures 


 La Source 1995

 

 

 

 

 

 

Longtemps elle a erré à travers l'atelier
gangue de pierre soudée à ses tissus de chair
je la sentais statue marbre dur argile rouge
une fille à malaxer à pétrir à oeuvrer
incapable de ligne il me fallait sa masse

C'est ainsi qu'un jour d'Août je me mis à la terre
et modelai du bout des doigts des tanagras de chair

Modèles pour sculpteur
celles là dont je sens la vie
frémir à fleur de peau
et sourdre en sève riche
Je les reconnais à ce pas qu'elles font
dès qu'elles sont nues :
s'avançant vers le peintre
et se lançant vers l'homme
frémissement mobile
comme pour un corps à coeur
trop proches pour être vues
elles s'offrent à sentir
Alors je tends la main
et je ferme les yeux
lent voyage des doigts où chacun d'eux me parle
le pouce presse les muscles :
c'est Jupiter jouissant
l'index grave un chemin
sur la peau une trace
c'est le silence de Venus
le médius sent le grain
quêtant une pensée :
Saturne solitaire
l'annulaire joue plein volume
découvre les rondeurs :
Apollon Musagète épris des harmonies
enfin l'auriculaire Mercure le parleur
glisse un ballet latent
la danse des voleurs

Décrypter le visage - le front gare centrale -
les paupières sont closes : c'est un nid de mémoire
les pommettes tendues : jardin fleuri des soirs
bouche molle : petit sexe de l'âme
oreilles marines : coquillage de sirène
et ce nez palpitant et qui aspire à vivre
là le drame des cols des gorges où bat l'artère
qu'on enserre à demi qui donne la chaude mort
épaule lisse et ronde : l'offrande des modèles
quand on les accompagne au lieu de leur supplice
- la première chair d'elle qu'on goûte avant d'oeuvrer
et qui sait vous narrer ses amours et ses rêves
les bras serpents ondulent à contre temps des jambes
- le bras est à la bouche ce qu'est la cuisse au sexe 
aux seins ce qu'est la cuisse aux fesses
... bras monde de l'enfance cajolée ...
oui ... ces deux fruits si émouvants
jamais pareils à d'autres
qui font quand on les presse
chanter une musique venue des profondeurs
abysses du verbe à remonter les océans de peurs :
terre à pétrir enfin !
J'aime ces filles laissant
reprendre souffle dans le leur :
paumes serties rivées à leurs mamelles
- instant d'aveu ... de petitesse
la communion première :
vous m'ignorez ... je vous contemple
hier vous n'étiez pas ... demain je partirai
mon beau modèle !

 

Ventre bombé qui va venir
c'est l'appel immédiat des machines à bruire
l'origine de tout le fluide sensible
descente en pente douce et l'homme est à genoux :
l'instant du choix ...
Là c'est la croupe ronde et presque toujours fraîche
sente mamelonnée qui conduit à l'enfer
on passe encore on glisse
le long des cuisses lisses
et l'on arrive à terre
qu'il faut prendre en ses mains pour oeuvrer
et la refaire la fille de chair !

Ce n'est qu'un corps friable pas plus haut que la main
il me faudra la cuire pour la rendre vivante
attente exacerbée de la transmutation :
mort ... transfiguration
toujours
ouvrir le four comme une crémation
et la saisir brûlante au creux de mes doigts gourds

Puis un homme viendra une femme peut-être
qui la prendra à tout jamais
et te paiera ta nourriture
pour que tu aies faim d'autres corps

Il ne me restera qu'un souvenir de chair
parcourue un instant
et de ses quelques mots d'alors :
- vos mains sont douces !
 

Étrange voyage de ses modèles
merveilleux paysages
jusqu'à celui d'un pauvre hôtel
ou d'un triste hôpital
- couverts du toit des circonflexes -
où poser enfin ses bagages
Quelle sera la dernière image ?
- terre vive ou fille morte -

C'est un hôtel-garni-restaurant-café-bar
au bout du quai d'un port :
un bateau devrait en partir ...
Je suis le seul client
la serveuse est si belle
elle va desservir
mon repas est fini
ou j'ai déjà dîné
Je vois la rampe de l'escalier qui conduit à ma chambre
l'horloge sur le mur qui marque la minuit
et la nappe salie
-Encore un doigt de vin ?
-Non monsieur c'est fini
mais j'aime son sourire
Il faut bien se lever ...
je voudrais pourtant voir
le visage penché de l'homme derrière le bar
il semble si las
et je dois le payer
et il lève la tête :
étrange c'est la mienne

Serai-je quitte ?
il semble me dire oui
la serveuse est montée
m'attend-elle dans mon lit ?
il fait non de la tête
Que faire en attendant ...
un dessin sur la nappe
un corps en mie de pain
mais pour quoi faire ?
J'entends dans le lointain
les roues d'une charrette
c'est ici qu'elle s'arrête

- Allons monsieur il est temps !