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Des toiles des toiles ! 


 La Source 1995

 

 

 

 

 

 

 

 

    

 

Des toiles des toiles !
l'une après l'autre descendues
et puis quoi les relie
est-ce un livre d'amours ?
volume un
vol humain des modèles ...
des visages des corps ou bien des âmes

L'énigme à tout jamais enfouie des repeints :
l'autre vit-elle encore engloutie au dessous ?
ce terrifiant désir qui pousse à peindre encore
la meilleure toile - je sais - est celle qui va venir
il ne faudrait jamais regarder celles d'avant

Mais l'émotion - la grande - n'est pas de peindre
c'est avant ou après
quand elle sonne à la porte de cet atelier :
sait-elle qu'elle est choisie ?
quand la toile est finie et que je croise son regard
 

 

Dans la rue je regarde les femmes de plein fouet
m'exerçant à lire sous les linges
des lignes que je ne verrai jamais
modèles voyeuses
elles le sont toutes
regardant mes mains ou mes yeux
ne peindre qu'en caresses !
parcourir un corps tout entier les yeux clos
et puis après lui dire adieu
alors ensuite clore ses paupières
chercher ses tubes en aveugle
et la brosser très vite ... son âme au bout des doigts

- Mais que regardez vous de moi ?
- Et de qui te souviendras tu ?
certaines voient le peintre
d'autres n'entendent que l'homme

Celui qui œuvre - ni l'un ni l'autre -
c'est un esclave jamais payé
d'un mot ou d'une obole
qui s'échine à sa vérité
et souvent en a ras le bol
d'avoir comme maître une utopie
foutaise que la peinture
délire que l'art
à se rouler par terre par temps d'épilepsie
fastueux pactole des arrivistes
et la chiennerie des demeurés

Ca fait une heure qu'elle est en pose
exhibant son buste et ses reins
moi je brosse des grains de sable
venus de plages sans mémoire
de dunes en pores accumulées

Et j'ai fini
la mer est proche
- ca y est ... je puis me rhabiller ?
c'est dur de savoir s'arrêter
- oh ! c'est joli sais tu ?
j'avais voulu que ce fut beau !
ce soir quand elle sera partie
je passerai la nuit à la lampe à chercher
elle encore ... sa trace
alors un verre en main avec enfin une cigarette
le peintre - mais pas l'homme - osera signer de son nom
 

 
 

 

Mise à nu d'un modèle
ou mise à mort d'un rêve
dans l'arène de l'atelier
Tout est là
la chaleur le soleil
et le ciel par dessus les toits
et puis elle qui vient d'entrer
la fille des îles

Son souffle à cru sous son bustier
son rêve étiré dans ses jeans
et torturant ses paumes roses
les longs doigts noirs s'en vont tirer
en tremblant la fermeture éclair
le string est blanc sur la peau brune
et je vois naître la douce chair :
bois d'ébène au temps du coton
torsion des reins
la croupe pleine comme les images des plantations

Un vieux blues nage dans cet été
sur les toits bleuis de Paris
parfum de musc de mangues
maintenant ce sont deux fruits mûrs
qui éclatent en vibrant dans l'air
seins bistres et violines aux pointes dardées

Elle ne dit rien : ses grands yeux tristes
me fixent fiers
de lourdes et larges lèvres rouges
s'ouvrent béantes
le string glacé glisse sur ses cuisses
par saccades de tout son corps :
sexe gonflé de nuit de sang
mes yeux reviennent à sa bouche
j'hésite encore quant à la pose
et j'aime pourtant cet instant
telle une irrecevable offrande

Blottissant sa joue sur l'épaule
elle murmure dans un sourire d'obscure cannelle
- c'est la première fois que je pose
tu fais de moi ce que tu veux
et pour mieux masquer sa pudeur
elle se déhanche ouverte et lente
les yeux mi-clos
caressant ses reins
nonchalante
cambrée le coeur à la renverse
ventre tendu les seins battants
une chamade de vaudou
lasse elle a chu au sol
boule de chair chaude
offerte à mes couleurs
 

 

 

 

 

Et tous ces beaux visages entrevus dans les gares
ces épaules de soie frôlées dans les couloirs
les cuisses de satin aperçues à la plage
qu'on n'a jamais le droit de peindre ....
- ou de croquer -
la rue c'est l'atelier du rêve
la chaussée le magma vivant fantasmatique
le merveilleux des foules fresque étrange et mouvante
que la mémoire englobe comme des verres vite bus

Il faut attendre
le modèle
venant les incarner
mort transfiguration de rêves inoubliés
qui viennent vous surprendre en un froid Février
claquant des dents
crevant d'Asie
fille des lointains pays tu te dévêts
peau d'opale cuisses de lait seins de riz
avec cette cascade de cheveux noirs de jais
ruisselant sur tes reins

Le calme d'un Mékong serpente sur ma toile
glacée
l'encens brûlé pour l'accueillir
le thé versé pour la chérir
et cette voix acidulée
- vous avez aimé mon pays
mon pays qui n'est plus le mien -

Je vais dérouler un sarong
pour sertir son ventre et ses reins
elle devrait être plus nue que nue
tels mes souvenirs de rizières
ses yeux se plissent sa bouche se fige
et la voix douce a murmuré
- vous allez donc me peindre comme ça à Paris ?

Quand on voyage il faut fermer les yeux
et si on doit les réouvrir
le sarong a glissé
j'ai allumé un feu
elle boit du whisky et fume
en se déhanchant sur un rock

Nous avons quitté les rizières
pour un bordel de Saïgon