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 L'atelier de Véroniques 

La Source 1995

 

 

Mots d'Elles
mot d'elle

chers modèles
chairs d'elles
vues peintes et désirées
vos rires et sourires en gerbes
fanées maintenant
éparses dans mes toiles
telles fleurs séchées des immortelles
mères ou aïeules peut-être
où sont-elles donc ?
reste de vous la ligne brossée de vos corps
à larges et tendres coups de pinceaux ronds et plats
chairs exhalées des tubes
et d'ocre et de sépia
pressés du pouce sur le bois
de la palette du fil des jours
humides de pluie selon les jours
pleins de soleil suivant les heures

Vos noms en souvenir
guirlande d'alphabet
sans rime ni raison versifiant ma mémoire
en mon automne
- il pleut ce soir -
Êtes vous à l'abri ?
Fait-il chaud dans ton coeur ? Véronique ...
Véroniques !
Comme chantent vos hier dans vos cadres
figés
me regardant vieillir
et m'observant oeuvrer

D'autres ...
il m'en faut encore d'autres
toujours semblables jamais pareilles
toutes ces mains pressées sur la sonnette
de l'atelier !
Je le quitte bientôt celui-ci à Paris
où vous veniez alors
vous mettre nues dans la lumière

Il pleut et il fait gris
un  autre viendra là
pour peindre qui ?
Quels sont les pas des êtres sur les chemins foulés
quand on s'éloigne ?
La première peinte ici ce fut toi Véronique
la vera icona : l'image véritable
- mais toutes les images sont fausses -
et seuls comptaient nos vrais sourires
de l'instant
par instinct

Vous laissiez très longtemps derrière vous ce parfum
de vérité
votre jeunesse : fragment précieux d'éternité
j'ai tant parlé de mes désirs
j'ai tant écrit sur les délires
de l'art
où le mot beauté revient sans cesse et sort
du champ de l'oeil pour affoler les sens

Et l'on faisait l'amour sans le savoir
car le savoir n'est pas l'essence
et l'essentiel est il de voir ?

Quelle sera la dernière
peinte ici ...
toi peut-être
qu'on voit nue dans mes bras par trois fois dans la toile :
portrait de peintre avec modèle
- homme avec vis à vis -
chambre sur cour avec balcon
C'est toujours le même piège :
quand on ne vous veut plus
on se peint !
façon de se faire un adieu ....
Il faut un grand courage pour se peindre en automne
blotti contre un printemps que l'on ne connaît pas
- le sait-elle ? -

L'art mêle avec les sens un bien curieux mélange
l'ange garde ses ailes et Armelle - c'est étrange -
ignorera toujours qu'elle frôlât Véronique

Car elles se touchent toutes en chaîne continue
ballet de filles-fleurs en leur beauté première

je choisissais leurs yeux avant tout et leur âme
où elles m'ont laissé boire en soif intermédiaire
et puis venaient leur corps qu'elles dénudaient
impudiques parfois dans le fil de la toile
tissée d'obscures Parques

Souvent je songe qu'elles offraient moins à leurs amants
Ces mêmes ont ils vu tout ce que j'ai lu d'elles ?
On apprend à aimer les corps qu'on ne prend pas
On apprend à connaître ce qu'on ne saura pas
On ne sait pas ce que l'on aime
On n'aime plus ce qu'on sait trop
Alors ... on change de modèle !

mais le jeu des mots est un leurre
à l'heure où l'on sait les dits
au bal des mots dits je préfère les mots d'elles
leur long silence de pudeur
leur offrande parle pour elles
leur pluriel est si singulier
qu'elles se déclinent à tire d'elles

Il est tard Véronique
je regarde mes doigts sur la page
et mon ombre dans l'atelier
où je te peignais

une dernière touche de couleur encore ...
laquelle ?
j'hésite
laisse-moi hésiter longtemps
veux tu ?

Paris - Ménilmontant 09.09.93